Dr. Pierre Hirel

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Déformation plastique de céramiques perovskites
Post-doc KIT (Allemagne), 2009-2012

Introduction

Lorsqu'on aborde la question des propriétés mécaniques des matériaux cristallins, on oppose souvent les métaux, qui sont ductiles du fait de la grande mobilité de leurs dislocations, et les matériaux céramiques, dans lesquels les dislocations sont peu mobiles et qui ont donc plutôt tendance à être fragiles et à fracturer. Cependant, certains matériaux céramiques à structure perovskite, comme le titanate de strontium (SrTiO3), ou bien le niobate de potassium (KNbO3), présentent une certaine ductilité à température ambiante. Nous nous sommes intéressés aux propriétés des dislocations dans de tels matériaux à structure perovskite afin de mieux comprendre leur comportement mécanique.

Structure perovskite

Fig. 1 - La forme cubique de la structure perovskite ABO3. Les atomes de type A (en vert) sont aux coins de la maille cubique, ceux de type B (bleu foncé) sont au centre de sites octahédriques formés par les atomes d'oxygène (rouge).

Comportement mécanique de SrTiO3

Le titanate de strontium SrTiO3 a des propriétés mécaniques tout à fait étonnantes, caractérisées notamment par une double transition ductile-fragile-ductile (Fig. 2). Ce matériau se déforme plastiquement à basse température, grâce à l'activité de dislocations (régime A). Puis il devient fragile et casse brutalement au-dessus de 1050 K (régime B), avec une contrainte à rupture qui augmente avec la température. Enfin, à très haute température il redevient ductile (régime C), avec une température de transition qui dépend de l'axe de sollicitation : 1500 K s'il subit une compression suivant un axe <100>, ou 1270 K suivant un autre axe.

Structure perovskite

Fig. 2 - Courbe de déformation de SrTiO3 monocristallin en fonction de la température. τ0 est la contrainte d'écoulement dans les régimes ductiles (A et C), et τfr est la contrainte de rupture dans le régime fragile (B). Tiré de la Ref.[1].

Afin de comprendre ce comportement très particulier, nous avons étudié les propriétés des dislocations dans SrTiO3 à l'échelle atomique.

Premier régime ductile de SrTiO3

À basse température (0-1050 K) la ductilité est permise par la grande mobilité des dislocations de vecteur de Burgers <110>. Ce vecteur de Burgers est grand (5.5 Å), aussi ces dislocations se dissocient-elles en partielles colinéaires séparées par un défaut d'empilement, qui est un joint d'antiphase (APB) :

<110> → 1/2<110> + APB + 1/2<110>

L'énergie du joint d'antiphase, qui détermine la distance d'équilibre entre les deux partielles, a été l'objet de nombreuses études expérimentales et théoriques, qui lui attribuent des valeurs allant de 0.2 à 1.2 J/m2. Dans un premier temps nous nous sommes donc attachés à étudier ce joint d'antiphase au moyen de calculs ab initio. Cette étude a aussi servi à déterminer la validité de différents potentiels interatomiques que nous avons ensuite utilisés pour étudier les dislocations dans ce matériau [2].

Nous avons modélisé les dislocations à caractères coin et vis de vecteur de Burgers <110> dans SrTiO3. La Fig. 3 montre une dislocation vis dissociée en deux partielles, conformément aux observations expérimentales. Malgré la grande énergie du joint d'antiphase, la distance de dissociation est relativement grande, 30 à 40 Å. Ce résultat surprenant s'explique par le fait que les dislocations partielles minimisent leur énergie en s'étalant jusqu'à se recouvrir, augmentant ainsi la largeur globale de la dislocation. Ces résultats ont été publiés dans Acta Materialia [3].

Dislocation vis dans SrTiO3

Fig. 3 - Structure atomique d'une dislocation vis dans SrTiO3. Les deux dislocations partielles peuvent être distinguées, mais se recouvrent fortement.

Régime fragile de SrTiO3

Au premier abord, il est difficile de comprendre pourquoi les dislocations <110>, qui sont si mobiles et permettent la ductilité à basse température, perdent soudainement leurs propriétés en devenant sessiles, menant à la rupture fragile à 1050 K. Plusieurs scénarios ont été proposés : à haute température les dislocations <110> pourraient changer de plan de glissement préférentiel, adoptant un plan dans lequel le glissement est plus difficile ; ou bien, elles pourraient se dissocier (ou plutôt, se décomposer) en dislocations <100>+<010>, qui sont moins mobiles ; ou encore, elles pourraient se dissocier dans leur plan de montée plutôt que dans leur plan de glissement.

Afin de départager ces possibilités, nous avons effectué des simulations en dynamique moléculaire, soumettant les dislocations <110> précédemment étudiées à de très hautes températures. Nous avons ainsi pu confirmer que ces dislocations changeaient de structure de cœur à haute température, en se dissociant en deux partielles 1/2<110> dans leur plan de montée comme illustré sur la Fig. 4. Puisque SrTiO3 est cubique, le joint d'antiphase dans le plan de montée est strictement équivalent à celui dans le plan de glissement, ce qui explique la relative facilité de cette dissociation de montée [4].

Dislocation coin dans SrTiO3

Fig. 4 - Deux structures atomiques d'une dislocation coin <110> dans SrTiO3 : dissociée dans son plan de glissement (à gauche), et dans son plan de montée (à droite). La première est glissile, la seconde sessile. Le joint d'antiphase est surligné avec une ligne pointillée pour mettre en évidence son plan d'étalement.

Cette configuration dissociée en montée est sessile, c'est-à-dire incapable de se mouvoir par glissement. De ce fait, ce changement de structure de cœur est directement responsable de la perte de ce système de glissement, menant à la rupture fragile au-delà de 1050 K.

Il est important de comprendre que ce changement de structure de cœur est pratiquement irréversible : même si le matériau est ramené à une température inférieure à 1050 K, les dislocations qui se sont dissociées en montée ne retourneront pas dans leur état glissile.

Second régime ductile de SrTiO3

Nous l'avons vu, à très haute température SrTiO3 connaît un second régime ductile (régime C sur la Fig. 2). Cette ductilité ne peut pas être liée aux dislocations <110>, puisque celles-ci changent de structure de cœur et sont sessiles au-dessus de 1050 K. Ce second régime ductile est en fait permis par l'activation d'un autre système de glissement, <100>{010}. C'est d'ailleurs ce qui explique que cette transition fragile-ductile est sensible à l'axe de sollicitation : lorsque le matériau est sollicité suivant un axe <100>, le facteur de Schmid est nul pour tous les systèmes de glissement de type <100>{010}. Il est donc très difficile d'activer le glissement, et une température très élevée est nécessaire (1500 K). Au contraire lorsque le matériau est sollicité suivant n'importe quel autre axe, le facteur de Schmid est non nul et le glissement peut être activé à plus basse température (1270 K).

En résumé, SrTiO3 est ductile à basse température grâce à l'activité des dislocations <110>. Puis à haute température ces dislocations changent de structure de cœur et se dissocient en montée, menant à un régime fragile. Enfin à très haute température des systèmes de glissement plus difficiles s'activent, comme <100>{010}, permettant un nouveau régime ductile.

Dislocations dans KNbO3

Le comportement très particulier des dislocations dans SrTiO3 pose naturellement la question de sa généralité : est-il spécifique à SrTiO3, ou bien est-il commun avec d'autres perovskites ? Les dislocations ont-elles des propriétés similaires dans toutes les perovskites ?

Nous avons ainsi étudié les dislocations dans une autre perovskite, qui a une structure un peu différente : le niobate de potassium KNbO3. Cette perovskite adopte différentes structures cristallines selon la température (voir cette page), cependant les dislocations les plus mobiles à basse température sont également celles de vecteur de Burgers <110>, qui se dissocient en partielles séparées par un joint d'antiphase, comme dans SrTiO3. Cependant dans KNbO3 ces dislocations ont un étalement beaucoup plus important : environ 60 Å pour la dislocation coin, comme le montrent les simulations et l'observation expérimentale de la Fig. 5.

Dislocation coin dans KNbO3

Fig. 5 - Dislocation coin <110> dans KNbO3 : simulation (à gauche) et observation par microscopie à haute résolution (à droite).

Des échantillons de KNbO3 monocristallins ont été déformés à différentes températures. À toutes les températures testées ce matériau présente une déformation ductile, comme le montre la Fig. 6. Les observations en microscopie ont révélé la présence de dislocations <110> à toutes les températures, y compris à très haute température, proche du point de fusion du matériau. Ces observations montrent que contrairement à SrTiO3, les dislocations <110> ne changent pas de structure de cœur et ne deviennent pas sessiles dans KNbO3. Ceci est sans doute dû à leur étalement beaucoup plus important, ce qui rend difficile la dissociation de montée. Ainsi il n'existe pas de régime fragile : à toutes les températures étudiées ces dislocations restent glissiles.

Contrainte d'écoulement dans KNbO3

Fig. 6 - Comportement mécanique de KNbO3 en fonction de la température. Les lettres indiquent la phase cristalline : rhomboédrique (R), orthorhombique (O), tétragonale (T) et cubique (C). La flèche indique la chute de la contrainte d'écoulement au-dessus de 800 K.

De plus, au-dessus de 800 K nous avons observé un adoucissement du matériau. Les observations post-mortem ont montré la présence additionnelle de dislocations <100> dans ces échantillons à haute température. La facilité de déformer ce matériau au-dessus de 800 K est ainsi dû au fait que les deux systèmes de glissement sont actifs, <110> et <100> [5].

Ces résultats importants dans KNbO3 montrent que les dislocations peuvent avoir des propriétés assez différentes d'une perovskite à une autre, et cela a des implications majeures sur le comportement mécanique à l'échelle macroscopique. Autrement dit les perovskites ne forment pas un groupe isomécanique, et il faut montrer une grande prudence dans l'interprétation des résultats et leur transposition à d'autres perovskites.

Puisque KNbO3 est une perovskite ferroélectrique, nous avons également étudié l'effet des dislocations sur cette propriété fonctionnelle, et leur interaction avec des parois de domaines ferroélectriques. Ce travail est détaillé sur la page consacrée aux perovskites ferroélectriques.

References

[1] W. Sigle et al., Philos. Mag. 86 (2006) 4809-4821. doi: 10.1080/14786430600672695

[2] P. Hirel et al., Acta Mater. 58 (2010) 6072-6079. doi: 10.1016/j.actamat.2010.07.025

[3] P. Hirel et al., Acta Mater. 60 (2012) 329-338. doi: 10.1016/j.actamat.2011.09.049

[4] P. Hirel et al., Scripta Mater. 120 (2016) 67-70. doi: 10.1016/j.scriptamat.2016.04.001

[5] P. Hirel et al., Phys. Rev. B 92 (2016) 214101. doi: 10.1103/PhysRevB.92.214101

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